L’histoire de Michaël Thomas
Mike (Michaël Thomas) poussa sa corbeille de documents avec un peu trop de vigueur sur la cloison de son bureau. Des morceaux de plastique éclatèrent ici et là. Encore une fois, un objet à portée de sa main subissait l’expression de sa colère. La situation qu’il vivait lui semblait de plus en plus exaspérante. Tout à coup, une tête se pointa à travers les feuilles vertes d’une plante artificielle trônant à sa gauche.
- Tout va bien ? demanda John, du module voisin.
Les cloisons de chaque module étaient juste assez hautes pour donner l’impression que chacun disposait d’un bureau privé.
Mike avait placé plusieurs articles en hauteur sur sa table de travail. Ainsi, il avait l’illusion d’être à plus de deux mètres de ses collègues. D’ailleurs, tous partageaient ce leurre d’être seuls et de pouvoir converser sans oreilles indiscrètes autour. Le reflet blanc des tubes fluorescents suspendus au-dessus des modules baignait Mike et les autres d’un éclairage artificiel que l’on ne trouve que dans les grands établissements ou les usines. La lumière absorbait tout le rouge du spectre et pâlissait tout ce qu’elle touchait, même sur le territoire de la Californie ensoleillée.
Des années sans soleil direct avaient donné à Mike un teint blafard.
- Un petit saut aux Bahamas pourrait tout régler rapidement, répondit Mike sans même se tourner vers John, qui reprit sa conversation téléphonique en haussant les épaules.
Tout en prononçant ces paroles, Mike savait pertinemment qu’il n’irait pas aux Bahamas avec le salaire de commis aux commandes qu’il gagnait dans ce “ trou ”, ce moulin à ventes dans lequel tous les employés travaillaient. Il commença à ramasser les morceaux de plastique éparpillés et soupira… comme il le faisait de plus en plus souvent depuis quelque temps. Que faisait-il ici ? Pourquoi n’avait-il ni l’énergie ni la volonté de rendre sa vie plus intéressante ? Son regard se posa sur le stupide ourson en peluche qu’il s’était offert. Au cou du petit animal, on pouvait lire : “ Serre-moi ”. Tout près, Mike avait déposé sa caricature préférée : une illustration montrant un oiseau qui s’échappait d’un personnage qui le faisait toujours rire.
Quant à lui, il se sentait plutôt habité par un oiseau de malheur. Mike avait beau épingler des visages souriants et des blagues autour de lui, il se sentait coincé. Son existence ressemblait à la reproduction répétée d’une même photocopie. Chaque journée se répétait inlassablement et semblait dépourvue de sens. La frustration et l’inutilité qu’il ressentait le mettaient en colère et le déprimaient. De plus, on commençait à le remarquer. Son supérieur y avait même fait allusion.
Michaël Thomas était dans la mi-trentaine. Comme plusieurs de ses collègues, il était en “ mode de survie ”. Il occupait le seul poste qu’il avait pu trouver où il n’avait pas vraiment à se préoccuper de son rendement. Il n’avait qu’à être là pendant huit heures durant, puis à retourner chez lui, dormir, régler ses factures durant ses jours de congé et retourner au travail chaque lundi.
Mike se rendit compte qu’il connaissait les noms de quatre personnes seulement dans ce bureau de Los Angeles, qui en comptait un peu plus de trente. Il s’en fichait. Pourtant, il était là depuis plus d’un an, depuis la rupture qui avait détruit sa vie pour toujours. Il n’en parlait jamais, mais ses souvenirs le hantaient presque toutes les nuits.
Mike vivait seul, avec son poisson. Il aurait aimé avoir un chat, mais son propriétaire l’interdisait. Il se savait en train de jouer le rôle de la victime, mais son estime personnelle était nulle. Il continuait d’entretenir cette blessure, qui était toute sa vie, la gardant intentionnellement ouverte et vive de façon à pouvoir la ressentir à volonté. Il croyait ne pouvoir rien faire d’autre et n’était pas certain d’avoir l’énergie de changer quoi que ce soit, même en le souhaitant ardemment. Trouvant l’idée amusante, il avait appelé son poisson “ Le Chat ” et lui parlait chaque fois qu’il quittait l’appartement ou il y entrait.
- Aie confiance, Le Chat, lui disait-il avant de partir. Bien sûr, le poisson ne répondait jamais.
Mesurant plus d’un mètre quatre-vingt, Mike en imposait, jusqu’à ce qu’il sourie. Aussitôt, il faisait fondre tous les préjugés des gens d’abord impressionnés par sa stature. Ce n’était pas un hasard si son principal outil de travail était le téléphone. Ainsi, les clients ne pouvaient le voir. C’était là une façon commode de renier son meilleur attribut. En fait, il s’était emmuré pour mieux se donner le loisir de se délecter du mélodrame à l’image de sa situation actuelle. Il excellait en relations humaines, mais il utilisait rarement ses talents, sauf en cas de nécessité absolue dans le cadre de son travail. Mike n’entretenait pas facilement d’amitiés, et le sexe opposé n’avait aucune place dans son champ d’intérêt actuel, même si certaines de ses représentantes auraient souhaité le contraire !
- Mike, lui disaient parfois ses collègues masculins, quand as-tu été chanceux la dernière fois ? Tu as besoin d’une femme ; cesse de te ronger les sangs ! Puis, ils rentraient chez eux retrouver leur famille, leur chien, leurs enfants… parfois même un poisson! Mais Mike ne pouvait envisager l’idée de reconstruire sa vie affective. Ça n’en valait pas la peine, se disait-il. J’avais déjà trouvé ma compagne, mais elle ne le savait pas. Il avait été très amoureux et avait misé gros sur cet amour. Pour elle, ça n’avait été qu’un jeu. Quand Mike en avait finalement pris conscience, son avenir s’était en quelque sorte effondré. Il avait aimé cette femme d’une passion qu’il ne croyait jamais pouvoir revivre un jour. Il lui avait tout donné, mais elle avait tout rejeté.
[……..]
Mike avait le souffle coupé et souffrait terriblement. Au moment où il essayait de se ressaisir et de soulager ses poumons brûlants à cause d’un manque d’air, il aperçut une botte d’une ampleur qui lui sembla démesurée s’abattant sur lui. Son assaillant grimaçait. Tout se passa très vite. La botte trouva son chemin.
Mike sentit et entendit le bruit des os de sa gorge et de son cou qui se rompaient d’une façon abominable. Il respira d’horreur, sachant très bien que l’air ne pouvait plus entrer et que sa colonne était sans doute broyée. Son corps entier réagit au bruit du choc de son cou mutilé. Sa conscience ressentit la situation dont l’horreur commençait à prendre forme. Ça y était… la mort approchait. Il essaya de crier, mais en vain. Il était sans voix. Il ne lui restait plus d’air et les choses commençaient à s’assombrir.
Tout était calme. Le voleur se dépêchait de finir son oeuvre sans se préoccuper du sort de l’homme étendu sur le plancher. Mais il fut interrompu par un bruit provenant de la porte. – Qu’est-ce qui se passe ici ? Est-ce que ça va ? clamait un voisin en frappant violemment la porte de son poing. Le voleur maudit son sort et se dirigea en maugréant vers la fenêtre fracassée. Pour faciliter sa sortie, il enleva les pièces encore accrochées au cadre et se glissa habilement vers l’extérieur. Le voisin de Mike, qui ne l’avait en fait jamais rencontré, entendit les bruits de verre cassé à l’intérieur et décida de tourner la poignée. La porte n’étant pas verrouillée, il entra et trouva l’appartement sens dessus dessous et un homme qui s’échappait par la fenêtre brisée. Avançant silencieusement dans la noirceur presque totale pour éviter le téléviseur et la chaîne stéréo étrange et une ampoule nue s’alluma au plafond.
- Oh mon Dieu ! s’entendit-il prononcer avec stupeur.
En moins d’une seconde, il prit le combiné du téléphone, composa un numéro et demanda de l’aide. Michaël Thomas gisait sur le plancher, inconscient et grièvement blessé. La pièce était redevenue silencieuse. On entendait seulement le bruit d’un poisson qui se débattait à un mètre de la tête de Mike. Le Chat avait rejoint la laitue et les nouilles précuites sur le plancher, un mélange peu alléchant qui se teintait lentement du sang des blessures de Mike.
Kryeon, canalisé par Lee Carroll
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